(Illustration originale de Wazem)
Un nombre croissant d’entrepreneurs et de start-up s’affranchissent des structures managériales archaïques. Le nomadisme numérique et l’holacratie émergent. Toujours plus de sociétés mais également de services publics cherchent de nouvelles façons de travailler. Découverte en cinq épisodes
Lorsqu’il atterrit à Bangkok, le premier réflexe de Vedran Zgela serait d’abandonner son sac à dos dans son appartement loué sur Airbnb, puis de surfer le Web à la recherche des meilleurs bars où profiter de l’happy-hour. En vérité, quand le Zurichois débarque en Thaïlande, il jette certes son sac dans sa chambre, mais sort son ordinateur… pour travailler. A 27 ans, ce développeur de site internet indépendant fait partie d’une nouvelle caste d’entrepreneurs libertaires: les nomades numériques.
Vedran Zgela n’a donc ni chefs, ni bureau. Sa place de travail peut être une plage de Phuket, un café de Phnom Penh ou une chambre d’hôtel de Manille. Et ce, pendant plusieurs mois. Quant à ses clients, ils se nichent dans des open spaces à Zurich. «C’est un mode de vie professionnelle autogéré qui implique d’aller à l’essentiel», explique-t-il. «Pourquoi perdre des heures en réunion alors qu’un seul appel Skype suffit.» Le développeur travaille d’où il veut, de 8 heures à 14 heures. L’après-midi, il visite ses destinations. Vedran, lui, se considère comme un semi-nomade. Après chaque voyage, il rentre à Zurich, son «camp de base».
Avec l’essor d’Internet, ce concept d’entreprenariat dématérialisé fait des émules au sein de la génération Y, parfois mal à l’aise avec des structures managériales archaïques. Le nomade numérique s’organise à l’image d’un réseau informatique. Solitaire, mais connecté, il collabore si besoin avec la communauté au gré des mandats. Pour Vedran, les avantages sont indéniables: «Fini les rencontres physiques qui n’avancent pas, les centaines d’e-mails et les réunions chronophages. Au quotidien, je travaille moins, mais mieux.»
L’errance de Vedran Zgela dure depuis quatre ans. A l’époque, le Zurichois développe des applications au sein de l’agence web Liip. Une entreprise pourtant dite «libérée» puisqu’elle laisse une quasi-autonomie (horaires, gestion de projet) à ses employés qui s’épanouissent dans un cadre professionnel sans hiérarchie. Vedran y trouve un environnement stimulant et novateur. «Je collaborais à ma guise avec une équipe de cinq à dix personnes sur des mandats à moyen terme. Nous étions très libres et autosuffisants.»
Malgré tout, la liberté n’est pas totale. Vedran Zgela a besoin de changement. Le déclic se fait à l’issue «d’un mandat compliqué avec un client. Nous avions travaillé sur ce projet pendant un an, explique-t-il. Tout ne s’est pas passé au mieux.» L’expérience le marque. Le développeur décide de s’émanciper.
En 2011, il se lance et devient free-lance. Tous les ingrédients sont réunis. Le jeune homme jouit d’un réseau professionnel étendu à Zurich. Mais aussi du savoir-faire. «Je développe des sites internet depuis toujours. Par contre, je ne m’occupe pas de l’aspect lié au design. Cette spécificité technique me permet de limiter les contacts avec la clientèle.» Faut-il encore en vivre. Vedran se montre exigeant puisqu’il n’accepte que les mandats qui l’intéressent, préférant la qualité du travail à l’aspect financier.
Alors qu’il entame sa transition professionnelle, le développeur tombe sur le site Ghost.org. A l’image de l’éditeur WordPress, cette plateforme de publication open source se révèle être un écosystème séduisant pour le Zurichois. Il y crée sa vitrine. Mais découvre surtout les récits de voyages de plusieurs free-lance. Tous sont des nomades numériques. Ce mode de vie professionnelle affranchie des contraintes habituelles le séduit. Il le reconnaît: «La seule exigence, c’est la discipline.» Le nomadisme est-il un modèle durable qui s’applique à des structures d’entreprises plus classiques? «Tout dépend de votre secteur d’activité. C’est parfait pour un travail technique comme le mien.»
Sans aller jusqu’au nomadisme, un nombre croissant de start-up innove en proposant une nouvelle structure de gestion du pouvoir qui remplace le système pyramidal: c’est l’holacratie. Comme le nomadisme, ce modèle radical et ambitieux dématérialise le travail et responsabilise les employés. Il remet en cause l’organisation même de l’entreprise et non seulement les méthodes de travail. Né en 2007 de l’imaginaire de trois dirigeants d’un éditeur de logiciels américains, Ternary Software, l’holacratie supprime la hiérarchie et les organigrammes traditionnels. Les rôles sont définis en fonction des actions à entreprendre, et partagés selon les compétences de chacun. En d’autres termes, les postes évoluent au gré des actions.
En Suisse, Julien Gogniat est la première personne formée à ce modèle. Depuis 2013, le Fribourgeois de 33 ans le partage. «Ce système est novateur puisqu’il aborde la redistribution de l’autorité et de la prise de décision. Dans l’holacratie, le petit chef n’a plus sa place, explique-t-il. Quand le pouvoir est distribué, on est moins ralenti par la hiérarchie. On augmente également la motivation et l’engagement des employés.» Le principe fondateur du modèle: distribuer la prise de décisions et passer à l’action.
L’holacratie fonctionne comme une boîte à outils et non comme une formule toute faite. En d’autres termes, elle fournit la règle du jeu, mais ne précise pas comment doit se dérouler la partie. En janvier 2014, le pionnier américain de la vente de chaussures en ligne Zappos annonçait avec fracas la suppression de tous les postes de managers. Dix-huit mois plus tard, des dizaines d’employés ont claqué la porte après la transition, estimant le modèle holacratique trop rigide et formaté. Ce qui n’a pas empêché plusieurs centaines d’entreprises américaines de se lancer, comme Medium, fondée par l’ancien directeur général de Twitter, Evan Williams.
Le principal obstacle de l’holacratie? Les habitudes. «Dans chaque entreprise, on dénombre entre 5 et 10% d’employés rétifs au changement, souligne Julien Gogniat. Cela reste plus facile dans de petites structures agiles où les habitudes ne sont pas encore solidement ancrées.» Le concept holacratique évolue et en est à sa quatrième version. Julien Gogniat, lui, n’exclut pas son application dans le futur à des PME et grandes entreprises suisses.