Les intellectuels pris en otage par l’infotainment par Bruno Roger-Petit

La représentation de la vie intellectuelle a été peu à peu prise en otage par la télévision du divertissement. L’émission de Laurent Ruquier est emblématique de cette conquête progressive du pouvoir. Dangereux?

Laurent Ruquier à On n'est pas couché du 14 mars (c) Laurent Calixte
Laurent Ruquier à On n’est pas couché du 14 mars (c) Laurent Calixte

La prise du pouvoir intellectuel à la télévision par Laurent Ruquier est totale. Désormais, c’est lui seul qui décide qui doit être invité et qui ne le sera pas. Selon son bon plaisir. Pour s’être montrée, de son propre aveu, légère, et avoir commis un petit mensonge par approximation, Caroline Fourest est interdite de France 2. Punie. Sanctionnée. Censurée à vie ?

On ne ment pas à Laurent Ruquier, jamais. Preuve en est qu’après avoir annoncé la disgrâce de Caroline Fourest, l’animateur de « On n’est pas couché » a écouté Jean-Luc Mélenchon vanter les mérites de son pamphlet à la Emmanuel Todd durant de longues minutes. Conclusion : Mélenchon ne ment jamais. Logique.

La situation se complique pour Caroline Fourest sur France 2, chaîne emblématique du service public. Déjà en délicatesse avec Frédéric Taddéi, pour avoir repris à son compte de légitimes critiques, la voilà désormais censurée chez Ruquier. Ce qui revient à dire qu’elle est interdite, de fait, sur France 2, puisque les émissions de ces deux animateurs sont les seules encore ouvertes à la représentation du débat intellectuel en France.

Quoi que l’on pense de Caroline Fourest, sa pensée, son œuvre et ses postures, cette situation est problématique. Caroline Fourest incarne un courant politique (qui peut se discuter, voire se disputer, cela va de soi) qui se doit d’être représenté sur les antennes de la télévision publique. De quel droit un animateur de télévision, sur le service public qui plus est, décide seul de la ligne éditoriale d’une chaîne propriété de tous les Français?

Excommunication télévisuelle

La situation est même pour le moins paradoxale. Ruquier décrète l’excommunication télévisuelle de Caroline Fourest, alors qu’il est lui-même à l’origine de l’invention d’Eric Zemmour sur France 2. Or, personne ne niera que le rapport à la vérité et au réel du polémiste le plus célèbre de France s’avère, plus que souvent, aléatoire. Même après la condamnation de ce dernier pour incitation à la haine raciale, Laurent Ruquier n’avait pas exclu sans attendre son chroniqueur de l’émission. Doit-on en conclure qu’à l’époque, Laurent Ruquier estimait que Zemmour disait toujours la vérité sur le plateau de son émission?

Mais oublions un moment la seule figure de Caroline Fourest, personnalité clivante, qui risque de fausser la perception du vrai débat en cause : un animateur d’infotainment télévisuel a-t-il le droit moral de décréter, alors qu’il est en position ultra-dominante sur un média de masse, qui a droit de cité intellectuelle ou pas?

Depuis quinze ans, la représentation de la vie intellectuelle française a été peu à peu prise en otage par la télévision du divertissement. L’émission de Laurent Ruquier est emblématique de cette conquête progressive du pouvoir, et ce phénomène n’a pas été sans conséquences, dans le fond comme dans la forme.

Au milieu des années 70, sur Antenne 2, Jean d’Ormesson expédiait Roger Peyreffite, tout en sophistication sur le plateau de Bernard Pivot (inégalable Apostrophes), « c’était l’époque où je vous méprisais moins ». Aujourd’hui, sur France 2, Caroline Fourest lance à Aymeric Caron « Ça me fait chier de parler à un con ». « O tempora, o mores ! ».

Quand l’audience tue la vie intellectuelle

Non seulement les grandes chaines de télévision ont renoncé à ouvrir leurs antennes, pour des raisons d’audience, à des émissions dédiées à la vie intellectuelle, mais au surplus, elles ont laissé les productions de divertissement s’en emparer. Pire encore, des émissions présentées comme les héritières de Pivot et Apostrophes, telle « Ce soir ou jamais » sur France 2, en viennent à adopter les manières de la télé du divertissement initiées il y a trente ans sur Canal Plus…

La télé de « On n’est pas couché », ou de « Ce soir ou jamais », dès lors qu’elle entend mettre en scène le débat, exige du bruit et de la fureur. L’intellectuel contemporain n’est télévisuel que s’il cause du vacarme. Ainsi s’explique le règne des Finkielkraut, Todd et autres Onfray. Quel souvenir garde-t-on des dernières interventions télévisuelles de Finkielkraut? Ce moment où, perdant son sang-froid sur le plateau de Taddéi, il s’est mis à hurler « Taisez-vous ! Taisez-vous ! » face à un interlocuteur qui lui déplaisait.

La semaine passée, Emmanuel Todd a bénéficié de ce mouvement, invité qu’il fut partout, ou presque, parce que capable d’injurier le Premier ministre, Manuel Valls. Todd, comme Onfray ou Finkielkraut, se pense traité en intellectuel influent sur les choses du monde sans saisir qu’il est d’abord considéré comme une machine à faire du bruit médiatique. Soit le contraire de ce qu’il prétend incarner. Mais que demain il déplaise à Ruquier ou un autre, et c’en sera fini de lui à la télévision.

Le mouvement de désacralisation de la figure de l’intellectuel à la télévision auquel nous assistons est même double.

D’un côté, la télévision du divertissement sélectionne les intellectuels les plus aptes à se montrer « bon client ». De l’autre, elle en invente, dans le but d’alimenter la machine à audience.

Les nouveaux intellectuels

La télévision du divertissement annule et remplace. Parce que l’on ne peut pas tourner éternellement avec les mêmes, réduits à cinq ou six figures, elle a inventé les nouveaux intellectuels, adaptés au besoin du petit écran. En quelques années, Laurent Ruquier a ainsi érigé, de fait, à la dignité d’intellectuel, Eric Zemmour, puis Natacha Polony, et enfin Aymeric Caron. L’intellectuel contemporain se doit d’être calibré pour la télévision du divertissement, qui a pris le pouvoir.

De ce point de vue, France 2 et Canal Plus se ressemblent, car ce que l’on dit ici de « On n’est pas couché » s’observe, à l’identique, sur le plateau du « Grand journal ». Preuve en est que lorsque le « Grand journal » d’Antoine de Caunes a eu besoin de son « intellectuel de droite », il est allé chercher Natacha Polony, déjà rompue à l’exercice, sur France 2.

De fait, ceux que l’on qualifie aujourd’hui « d’intellectuel » à la télévision sont de plus en plus souvent… des journalistes… L’intellectuel de droite de la télé, c’est Elisabeth Lévy ou Eric Zemmour, qui effacent peu à peu Marcel Gauchet ou Jean d’Ormesson. Idem à gauche, où Elisabeth Badinter ou Bernard-Henri Lévy sont progressivement remplacés par Aymeric Caronou… Caroline Fourest.

Le journaliste intellectuel de l’époque est tout à la fois sociologue, philosophe, historien, démographe, criminologue, géographe, économiste, théologien… Il est l’aboutissement contemporain ultime de l’intellectuel enfanté par Rousseau au 18e siècle.

C’est en cela que la condamnation de Caroline Fourest par Laurent Ruquierest finalement utile. En ce qu’elle révèle une représentation de la vie intellectuelle otage de la télé du divertissement, télévision elle-même tenue par des animateurs vedettes qui jouissent d’un monopole inapproprié, tant sur les chaines publiques que privées.

Ruquier, faiseur de rois

Ruquier invente Zemmour et Polony, invite Onfray à chaque livre publié (même les plus mauvais) et décrète la fin de Fourest, le tout selon son bon plaisir. Taddéi offre un rond de serviette à Emmanuel Todd ou Alain Finkielkraut, Elisabeth Lévy ou Marc-Edouard Nabe, les conviant plus souvent qu’à leur tour, sans que ces derniers paraissent comprendre le but ultime de l’opération, innocents qu’ils sont des choses de la télévision, faire spectacle de la vie intellectuelle.

A la fin, on songe au téléspectateur et citoyen. A ses attentes. A ses besoins. A ses aspirations. On plaint ce téléspectateur ravalé au rang de consommateur de « clash » et « de buzz » entre intellectuels médiatiques, otage du bon plaisir d’animateurs d’infotainment. Ce n’est pas sur une grande chaine de télévision, France 2 ou Canal Plus, que l’on verra Pierre Nora convier à expliquer pourquoi la réforme du collège conçu par le Conseil supérieur des programmes lui pose problème. Ni Régis Debray. Ni Pascal Bruckner.

Aujourd’hui c’est Caroline Fourest que Ruquier élimine. Ceux qui n’aiment pas Fourest applaudissent, mais oublient que, de fait, Ruquier a déjà éliminé Pierre Nora ou Régis Debray. En télévision aussi, l’arbre cache la forêt.

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