
Face aux vols de drones illicites qui se multiplient et menacent la filière, il est urgent de trouver des parades technologiques. La contre-attaque s’organise sur le terrain numérique.
Quelle solution n’aura pas été évoquée ! Des jets de matière au bon vieux fusil de chasse, en passant par le canon laser, les modestes jets d’eau et même le dressage d’aigles de combat… Preuve que, face aux vols de drones illicites et malveillants qui se sont multipliés ces derniers mois, les réponses adéquates ne vont pas de soi. Des dizaines de survols ont eu lieu au-dessus de centrales nucléaires, des drones ont survolé Paris à proximité de sites sensibles, des accidents ont à plusieurs reprises été évités de justesse. Le gouvernement dit prendre la menace « très au sérieux ». De son côté, la Fédération professionnelle du drone civil (FPDC) s’inquiète de l’impact de ces actes sur une filière en plein décollage.« Il faut dire qu’il en va de la sécurité des personnes et de nombreux sites sensibles, sans oublier l’espionnage industriel », résume Stéphane Albernhe, consultant au sein du cabinet Archery Strategy Consulting. La forte augmentation de ces petits aéronefs – 300 000 exemplaires devraient se vendre dans le monde en 2015, selon les prévisions du cabinet Deloitte – pourrait devenir un cauchemar pour les pouvoirs publics.
Comment lutter contre cette menace ? Mandaté par Matignon, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) a remis, le 30 janvier, un rapport confidentiel présentant les parades technologiques qui pourraient être mises en place rapidement. Parallèlement, l’Agence nationale de la recherche (ANR) a lancé un appel à projets doté d’un million d’euros pour trouver des solutions à plus long terme. Sur les 24 projets soumis, deux ont été retenus, début avril : « Boréades » de l’entreprise CS et « Angelas » du centre français de recherche aérospatiale (Onera). D’aucuns estiment l’enveloppe allouée à ces projets trop faible et les délais trop longs (douze mois pour « Boréades », dix-huit mois pour « Angelas ») étant donné les enjeux.
Un potentiel qui ne se dément pas
– Près de 2 500 drones professionnels en circulation en France (environ 800 début 2014)
– Près de 1 500 opérateurs de drones en France (moins de 500 début 2014)
– 85 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2015 (+ 85 %), 694 millions d’euros prévus en 2020
IDENTIFIER, LOCALISER, NEUTRALISER
La contre-attaque rassemble des entreprises privées, des centres de recherche et des écoles d’ingénieurs. À titre d’exemple, le consortium mené par l’Onera, pour explorer plusieurs technologies, comprend Thales, Telecom SudParis, le CEA Leti, la PME Exavision, EDF et l’Institut de criminologie de Paris.« Plusieurs départements de notre centre sont impliqués dans les tests, affirme Franck Lefevre, le directeur du département d’optique théorique et appliquée à l’Onera. Ce qui est sûr, c’est que nous ne retiendrons pas qu’une seule solution. » Autre certitude : la riposte contre les vols de drones illicites prendra la forme d’un bouquet de technologies numériques.
Pourquoi numériques ? Une amélioration de l’information auprès du grand public, une pédagogie renforcée, des sanctions revues à la hausse et une réglementation plus adaptée ne suffiront pas – les professionnels le savent bien – à éviter les incidents. C’est une guerre numérique qui doit être lancée, avec pour mot d’ordre : identifier, localiser, neutraliser. Chacune de ces étapes met en jeu des technologies différentes. « Je suis favorable à ce que les drones soient munis de puces et de transpondeurs, estime Stéphane Morelli, le président de la FPDC. Les drones doivent pouvoir être interrogeables à partir du sol pour que les autorités sachent à qui elles ont affaire. » Une forme d’immatriculation numérique, qui pourrait être couplée à du « geofencing » (géorepérage), autrement dit la définition, par logiciel embarqué, de zones interdites d’accès. « Ça ne sert à rien, assène Philippe Dubus, le PDG de Malou-Tech, qui a conçu un drone anti-drone. Nous sommes face à une population de geeks qui agit en toute impunité et peut hacker les solutions logicielles. »
D’où la nécessité de passer à un mode d’identification plus actif sur le terrain. Et de faire appel à des technologies issues du monde militaire. « Boréades » de l’entreprise CS, qui a séduit l’ANR, va dans ce sens. « Nous nous sommes concentrés sur les technologies optroniques, résume Denis Chaumartin, le porteur du projet. Notre solution consiste en un détecteur de contrastes thermiques et une grappe de caméras vidéo ultra-haute définition. » Pour maximiser la détection du drone pirate, CS propose de déceler la chaleur dégagée par le drone via des capteurs infrarouges – une technologie mise au point par la PME innovante HGH située à Igny (Essonne) – mais aussi via des caméras hémisphériques grand angle conçues par CS pour le secteur maritime. L’entreprise compte mettre au point d’ici au printemps 2016 un démonstrateur fixe, compact et peu onéreux. Elle envisage aussi de proposer une version mobile, transportable sur le terrain pour les événements particuliers (manifestations, déplacements sensibles…).
CS : le mini-Thales s’empare du drone
L’entreprise CS est la seule société à avoir été sélectionnée, avec le centre français de recherche aérospatiale (Onera), par l’Agence nationale de la recherche (ANR) pour son appel à projets visant à développer des solutions de détection et de neutralisation des drones. Un succès incontestable pour cette entreprise que sa porte-parole qualifie de « mini-Thales ». L’analogie ne concerne pas sa taille : avec ses 162 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2014 et ses 1 770 salariés, CS ne joue pas dans la même cour que le géant de l’électronique de défense.
Mais elle représente un réel concurrent pour ses activités liées au contrôle et à la maîtrise de l’information (systèmes embarqués, sécurité des systèmes d’information et de communication, conception numérique…). Positionné sur la défense, l’espace, l’aéronautique et l’énergie, comptant des clients prestigieux (EDF, Airbus Group, Total, Cnes…), CS cherche à se diversifier alors que les budgets liés à la défense sont en berne. Les drones font partie de cette stratégie destinée à trouver de nouveaux relais de croissance.
D’autres pistes sont envisagées. « On entend un drone avant de le voir, remarque Jean-Marc Moschetta, chercheur à l’école d’ingénieurs Isae-SupAero. La signature acoustique de ses pales doit pouvoir être détectée dans le bruit ambiant. » Il en va de même pour sa signature électromagnétique, décelable par radar : le drone émet des ondes dans une bande de fréquence connue. Dernière option : l’usage de la goniométrie. « Elle met en jeu plusieurs types de capteurs et permet par triangulation de détecter le drone et son pilote », assure Franck Lefevre de l’Onera. Si toutes ces technologies existent, il faut encore les adapter au monde du drone et définir leurs complémentarités selon les cas de figures.« Nos travaux vont être dédiés à l’automatisation de l’identification, qui doit être efficace pour des appareils de petite dimension », précise Denis Chaumartin chez CS. Le défi concernera le traitement des données obtenues : comparaison avec des banques de données existantes, interprétation automatisée et déclenchement ultrarapide d’alarme.
BROUILLER LE SYSTÈME DE NAVIGATION
Vient ensuite l’interception de l’aéronef pirate. Si les projectiles en tous genres ont le mérite de la simplicité, ils impliquent une chute de l’appareil, dont les conséquences dans les zones urbaines et les sites sensibles pourraient être désastreuses… Il faut pouvoir s’emparer du drone, voire du pilote, sans provoquer de dégâts.« La solution de drones anti-drones, qui peuvent être munis d’un filet, est intéressante, souligne Jean-Marc Moschetta. Mais son application est délicate, car il faut réussir à s’approcher de l’engin sans que les interactions ne nuisent au vol de celui qui l’intercepte… Cela reste hasardeux. » Là encore, le numérique pourrait entrer dans la danse. « Notre solution prévoit de brouiller le système de navigation du drone, affirme Denis Chaumartin. C’est à dire à la fois le signal de commande et le signal GPS. » En brouillant les deux signaux, le drone doit se poser doucement à terre. En brouillant seulement le signal de commande, le drone revient à son point de départ, ce qui permet de pister son pilote avec une équipe d’intervention au sol.
Il est également possible techniquement de prendre le contrôle d’un drone. Autrement dit de pirater le pirate… « À ceci près que ce type de brouillage est soumis à la réglementation du secteur des télécoms », commente Franck Lefevre. Sans compter qu’il y a aussi un risque élevé de pertuber d’autres appareils présents dans l’environnement proche. Une problématique que l’entreprise CS a prise en compte. « À ce stade, l’enjeu va être de cibler le brouillage, en termes de fréquences mais aussi spatialement », ajoute Denis Chaumartin. Le leurrage GPS, qui consiste à donner au pilote pirate de fausses informations de positionnement, est pour l’instant à l’étude.
Difficile d’obtenir davantage d’informations sur les techniques qui pourraient être déployées : ce serait donner un avantage inutile aux télé-pilotes en situation illégale. L’autre raison de ce silence, c’est que des pays comme le Royaume-Uni, les États-Unis, l’Allemagne et Israël sont très actifs sur ces technologies de détection et de neutralisation. Au sein du SGDSN, on préfère ainsi parler « d’échanges fructueux » et de « synergies ». Les acteurs français ne peuvent imaginer que la France, pionnière en termes de réglementation et de marché du drone civil, puisse être coiffée au poteau sur la question…